Le design, une méthode ?

Matthieu Savary
12 min readJul 3, 2018

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Hommage à Raymond Loewy (created with AI tools)

Vaste question, nous direz-vous chers collègues. Mais essentielle à poser pour nous autres designers, confrontés que nous sommes à l’armée de consultants qui avancent vers nous, certificat de formation au “design thinking” en poche et cravate remisée, bien décidés à prendre d’assaut notre terrain de jeu avec toute la fougue du poney à peine débourré à grand renfort de “double diamants” et “user journeys”.

Les fougueux n’ont en effet pas tardé à comprendre que bon nombre de leurs clients historiques ne veulent plus financer les banalités présentées à dose industrielle dans leurs powerpoints sans saveur — sauf celle, vinaigrée, du combat entre 5 polices de caractères et 20 couleurs principales. Et que par conséquent il leur faudrait aller faire leur marché méthodologique ailleurs.

Bon nombre de leurs clients donc, dont les marges se sont effritées par le jeu de la concurrence ou dont la technologie ne permet plus de se différencier, commencent à voir leur planche de salut dans ce truc de papier glacé : le design. Un truc qui, semble-t-il, permet de créer des expériences désirables, d’incarner l’essence de leur marque et d’établir une relation de confiance avec les usagers ou utilisateurs. Un truc, en somme, qui permet d’élaborer des produits et services raffinés qu’ils vont pouvoir vendre dans la durée. Un truc, même, dont des élus se sont saisis pour repenser leur relation avec le peuple, trop contents de montrer qu’ils s’intéressent à leurs concitoyens.

nul n’aurait jamais dû imaginer qu’il allait découvrir comment (re-)dessiner une poignée de porte sans observer la manière dont elle est, ou serait, employée

C’est là d’ailleurs l’une des caractéristiques du design moderne, exploitée par les tenants du design thinking : “l’approche centrée utilisateur”. Nos chers consultants, pendant leurs formations accélérées au design thinking, se voient ainsi enjoints de toute urgence à sonder les utilisateurs régulièrement pendant le processus de conception. À tester des prototypes auprès d’eux. À faire preuve d’empathie, à se placer dans leurs chaussures. En somme une approche de bon sens… car franchement, sauf à en faire une posture artistique, nul n’aurait jamais dû imaginer qu’il allait découvrir comment (re-)dessiner une poignée de porte sans observer la manière dont elle est ou serait employée : avec une main mouillée dans une salle de bain ? Par des enfants de moins de 3 ans ? Au travers d’un gant en cotte de maille ? En apesanteur ?

Jusque-là donc, rien de dissonant. Et après tout, ne boudons pas notre plaisir : il y a 10 ans, en France, le design n’était reconnu que dans les bonnes feuilles déco de Madame Figaro. Alors qu’aujourd’hui, fut-il affublé du mot “thinking”, on en parle jusque dans les ComEx du CAC40. Si le design avait besoin du design thinking pour accéder à une notoriété bien méritée, allons-y pour le design thinking. Seulement, dans le détail, nous devons être attentifs à un mal qui menace toute discipline qui se vulgarise : le dépeçage. Et en l’espèce, aujourd’hui pour le design nous distinguons au moins quatre points de vigilance que nous classerons par ordre croissant de dangerosité :
• l’écueil de la co-conception
• le mirage de la solution unique
• la réduction à une méthode
• la relégation de la forme

L’écueil de la co-conception

Il existe un premier écueil, colporté par bon nombre de design thinkers et désormais, tristement, par bon nombre de designers aussi, qui consiste à expliquer que l’on devrait toujours faire concevoir des objets par leurs propres destinataires.

Si l’empathie, l’“approche centrée utilisateur” est essentielle pour bien comprendre de quel sujet l’on traite, elle se trouve ici érigée en valeur absolue et transformée en argument imparable pour justifier l’implication des utilisateurs dans la conception des artefacts sensés subvenir à leurs propres besoins ou désirs : “Ils vivent la situation, donc ils savent forcément de quoi ils ont besoin pour y remédier.” Dans cette hypothèse, la définition du “quoi” est décrétée innée pour le destinataire; le “comment” est subsidiaire; et le “pourquoi” n’est pas questionné.

Pourquoi

c’est dans le pourquoi que le travail du designer prend tout son sens

Pourtant c’est bien dans le pourquoi que le travail du designer prend tout son sens. Pourquoi en effet concevoir une énième forme de poignée de porte ? Par exemple parce que le contexte dans lequel elle s’insèrera est nouveau. Ou parce qu’on a repéré un matériau particulièrement intéressant par sa résistance et son toucher pour une poignée de porte. Ou encore parce que les poignées de porte disponibles ne correspondent pas à la charte graphique du lieu dans lequel elles seront implantées. Ou parce que le designer est convaincu qu’il peut faire passer, à travers le dessin de la poignée, une certaine idée de ce qui se trouve derrière la porte… les réponses au “pourquoi” sont infinies. Encore faut-il poser la question.

Comment

les designers […] ne se laissent pas conter une quelconque infaisabilité sans arguments sérieux

Le comment est souvent balayé d’un revers de main : “la technique, on verra après”. C’est bien malheureux. Même s’il s’agit clairement d’éviter de brider le développement d’un concept, il est toujours intéressant de valider la faisabilité d’éléments. Les designers intègrent les contraintes techniques du projet qu’ils portent, dès les premières phases, et ne se laissent pas conter une quelconque infaisabilité sans arguments sérieux. Cette maîtrise des aspects opérationnels de la réalisation d’un projet fait partie intégrante du métier, et l’essence du projet ne peut en général être respectée qu’au prix d’un investissement personnel du designer dans la maîtrise de ces contraintes. D’où, d’ailleurs, la spécialisation de nombreux designers tant il est complexe de maîtriser les techniques propres à des domaines aussi variées que le design d’apps mobiles ou le design culinaire.

Quoi
Quant au quoi, qui serait évident pour l’utilisateur, il ne fait pas long feu lui non plus. Notre associé Matthew, quand il réalise ses fameuses sensibilisations au Design de Services, adore rappeler cette phrase de Henry Ford : “si on avait demandé aux gens ce qu’ils voulaient, ils auraient répondu Des chevaux plus rapides ! et n’auraient jamais eu la voiture.”

En somme il ne faut pas confondre l’enjeu, “se déplacer plus vite”, qui à la fin appartient bien à l’utilisateur, avec le moyen d’y arriver, “la voiture”, qui appartient aux innovateurs. C’est une bourde récurrente ces temps-ci, qui conduit nombre d’entreprises vers le status quo, le consensus mou, le projet moyen.

Le mirage de la solution unique

La pensée analytique c’est une manière redoutablement efficace de mettre le Monde en équations

Cherchez quelqu’un de cartésien dont vous pourriez dire qu’il a un esprit ingénieur, mathématique, dans votre réseau ou dans votre entourage… ça y est, vous l’avez ? Rappelez-vous, quand vous débattez d’un sujet, sa manière de démontrer son point de vue — en omettant probablement plein de paramètres moins tangibles dans sa démonstration. Ça, très caricaturalement, c’est l’expression de sa pensée analytique : une manière redoutablement efficace de mettre le Monde en équations qui régit à peu près la manière dont on voit les choses en France depuis quelques siècles. C’est assez génial, même si bien sûr ça présente quelques inconvénients.

souvent tout le monde doute de tout : c’est plutôt là le fruit d’une pensée relativiste

Maintenant remémorez-vous le dernier débat que vous avez eu avec vos collègues designers, artistes, architectes : parfois quelqu’un prend la parole sans que personne ne puisse parfaitement saisir où l’orateur veut en venir, parfois un autre dessine une cabane pour parler du quartier de la Défense, parfois un autre décrit le son de la porte d’une voiture qui s’ouvre à l’orée d’un bois, parfois encore un autre assène haut et fort un avis tranché et politisé, parfois tout le monde veut renverser la table, et souvent tout le monde doute de tout. C’est plutôt là le fruit d’une pensée plus relativiste, plus ancrée dans les émotions. Génial aussi… quelques inconvénients aussi.

Pour les tenants de la pensée analytique, il est évident que l’on doit arriver à la solution, si solution il y a. Problème, hypothèses, résolution, et voilà c’est plié, le reste c’est de la déco.

Pour nous autres chers collègues, tenants du doute, c’est plus compliqué : il y a plusieurs solutions à une même situation, et sûrement plusieurs problèmes dans cette situation que l’on pourrait aborder en suivant plusieurs ordres différents. En fonction des sensibilités des personnes qui vont se pencher sur un sujet, de nombreuses réponses peuvent émerger. Les convictions politiques, le regard naïf, ou particulièrement affuté, les affinités pour une matière, la sensibilité esthétique, les voyages récents, les turpitudes du positionnement politique et une infinité d’appréciations complémentaires qui définissent telle ou telle personnalité font le projet. Le “contexte”, les “contraintes”, le “problème initial” ne sont que des paramètres parmi tant d’autres. Et quoi de plus normal d’ailleurs ? Ne nous adressons-nous pas à des êtres infiniment complexes, aux rythmes et aux fantasmes tous plus incongrus les uns que les autres ?

Allez, franchement, vive le doute.

Allez, franchement, vive le doute. Le Monde est un vaste bazar, on a beau le mettre en équation pour l’expliquer et l’encadrer, ce qui comptera à la fin ce sera toujours les convictions que l’on porte pour le changer. L’intention. La vision.

La réduction à une méthode

Nous venons à la question initiale.

L’un des dénominateurs communs d’une société comme la société française, riche, individualiste, conservatrice, c’est l’aversion au risque : le marché de l’assurance est florissant, les fameuses valeurs refuges comme l’or et la pierre sont au plus haut… on ne comprend pas le monde dans lequel on vit, on ne fait confiance à rien ni personne et on cherche à se rattacher aux branches qu’on estime les plus solides, aux valeurs et repères par défaut que nos parents, nos pairs et les médias nous transmettent : “vivons heureux, vivons peureux”.

On a beau raconter l’histoire de Kodak qui a inventé et enterré la photographie numérique et a périclité, la peur l’emporte presque toujours

Le monde de l’entreprise n’échappe pas la règle. Le “core business”, c’est-à-dire le marché qui a fait qu’une boîte a prospéré, fait office de valeur refuge à protéger et à favoriser en toutes circonstances. On a beau raconter l’histoire de Kodak qui a inventé et enterré la photographie numérique parce que son “core business” c’était la chimie, et a incidemment périclité, la peur l’emporte presque toujours sur la prise de risque et le renouvellement.

Malheureusement pour nous autres chers collègues, cette aversion au risque est un frein majeur pour l’essor de notre activité : quand votre interlocuteur ne jure que par le suivi d’un indicateur et qu’il en est plutôt content parce que celui-ci lui donne l’impression de maîtriser les choses, comment lui faire avaler qu’il faut tester de nouvelles pistes, renverser le modèle pour mieux le reconstruire ? Comment lui faire accepter qu’il est bon de douter ? Lui faire toucher du doigt qu’il n’existe pas de chemin vers une solution unique qui ne demanderait qu’à être découverte ? Comment le faire basculer de la question “que modifier à la marge pour réaliser un quick win” vers celle de “pourquoi fait-on ce qu’on fait” ?

le désir, cette chose profondément humaine, impossible à mesurer et à maîtriser […] n’avait pas été convoqué dans le processus de création du produit ou service

En l’occurrence, acheter une méthode bien ficelée est tellement plus confortable : en cas d’échec il sera d’autant plus facile d’expliquer que tout était écrit et qu’on ne faisait que s’appuyer sur des idées parfaitement préconçues… mais que le prestataire n’a pas bien suivi la fameuse méthode, et que des éléments extérieurs sont venus perturber la bonne marche du Monde. Ce que l’on oubliera surtout de dire c’est que le désir, cette chose profondément humaine, impossible à mesurer et à maîtriser qui renverse toute pensée rationnelle sur son passage, n’avait pas été convoqué dans le processus de création du produit ou service. Et que malgré tout le bon sens et toute la bonne logique mis en œuvre par l’équipe qui furent injectés tout au long du projet, on avait oublié qu’une vision forte, radicale voire clivante c’est toujours bien plus désirable qu’une pensée moyenne et bien-séante… et que les formes auxquelles on aboutit le sont d’autant plus. Mais revenons aux formes plus tard.

une vision forte, radicale voire clivante c’est toujours bien plus désirable qu’une pensée moyenne et bien-séante… et les formes auxquelles on aboutit le sont d’autant plus

Nous autres, au fond, ce que l’on exige pour travailler convenablement ce n’est pas la Lune : que l’on nous laisse réfléchir, que l’on nous laisse exercer notre esprit critique. Pour exercer cet esprit critique s’agissant du monde des objets qui nous entourent, nous devons nous pencher sur les techniques qui ont permis de les construire, et surtout sur pourquoi ils ont été imaginés au départ. Et pour créer à notre tour, nous devons réinterroger le brief initial, sa pertinence vis-à-vis d’un contexte, l’opportunité saisie et tout bonnement notre adhésion aux principes qui le régissent.

créer un contexte de travail qui nous fera désirer l’émergence de l’objet final plus que tout

Mais également convoquer les références qui nous intéressent, notre histoire et/ou notre naïveté vis-à-vis du sujet, faire confiance à nos intuitions et notre expérience, créer un contexte de travail qui nous fera désirer l’émergence de l’objet final plus que tout… et pas forcément faire appel aux utilisateurs pour valider toutes les étapes, vérifier que toutes les cases de la roadmap ont bien été cochées et que la somme des âges des participants vaut bien l’âge du capitaine.

Pour répondre à notre question initiale : non, le design ce n’est pas une méthode ni même un ensemble de méthodes. En fait nous serions même plutôt partisans d’affirmer qu’il n’y a pas de méthode de design : designers, nous ne faisons qu’emprunter des méthodes que nous trouvons intéressantes ailleurs (ethnographie, ingénierie, marketing, branding, architecture, animation d’ateliers…). Nous pensons que le design est un métier multi-facetté qui s’inspire des savoirs-faire, passions, centres d’interêt variés de ses pratiquants et qui fait que l’histoire de chacun de ces pratiquants et les choses qu’ils continuent d’apprendre tout au long de leurs carrières déterminent les designers qu’ils sont.

C’est là une autre singularité profonde du designer : il met, quand on l’y autorise, ses tripes dans le job — ce qui est d’ailleurs particulièrement compliqué à quantifier et à vendre. Pourtant c’est bien ça qui fait que, au-delà des choix de bon sens que les diverses méthodes que nous aurons appliquées nous aurons permis de réaliser, il y aura une vision, une force, du caractère, du désir, du beau, du fun, du sang, du sel, des embruns, de la baston et de l’amour.

La relégation de la forme

la question de la forme est la question existentielle qui fait avancer les designers

Nous ne l’abordions pas jusqu’à présent, à dessein pour ne pas “écraser” le reste du sujet : la question de la forme est la question existentielle qui fait avancer les designers. Allez, disons-le carrément, la passion de la forme. C’est le vecteur principal de création de désir et de valeur dans notre métier. Bien évidemment, lorsque que nous affirmons cela dans le contexte d’un projet d’ampleur industrielle on nous rétorque presque systématiquement une phrase plus ou moins équivalente à l’adage form follows function. Et nous de répondre oui bien sûr, parce que nous y croyons aussi dans une large mesure. Mais nous n’oublions jamais de rappeler que choisir une forme ne relève pas d’une opération cosmétique… Car si l’on doit sélectionner le domaine dans lequel, fondamentalement, les afficionados du design thinking font fausse route, c’est celui du traitement de la forme.

Loin d’eux pourtant l’idée de ne pas créer une forme in fine, même s’ils ne s’attribuent en général pas la tâche — “parce qu’on n’a pas les outils, et puis c’est ça le vrai job des designers, non ?!”. Mais nous voulons parler de la tendance bien proprête à séparer le processus de pensée du processus de dessin. Selon les design thinkers — l’expression elle-même semble l’indiquer — il faudrait systématiquement penser avant de dessiner, avant d’essayer. Comme si les deux, chez nous humains de chair et d’os qui peuplons ce monde réel, étaient hiérarchisés, pouvaient être séquencés. Un monde des idées, bien au-dessus de la crasse que représente le dessin d’une forme et sa réalisation.

Dessiner, c’est penser. Penser, c’est dessiner.

Le principe même de la décorrélation de la pensée d’un produit/expérience/service de l’élaboration de sa forme ou de ses formes est selon nous une hérésie. Dessiner, c’est penser. Penser, c’est dessiner. Faire, c’est penser. Penser, c’est faire.

Et c’est bien pour cela que des écoles existent : comme pour l’architecte, être designer ne se décrète pas. L’histoire de l’art, de l’architecture, du graphisme, de la typographie, des techniques… et du design, enseignées dans les écoles ne comptent en effet pas pour du beurre : s’il existe peut-être autant de démarches de design que de designers, s’inspirer de maîtres est d’autant plus primordial. S’imprégner des courants de pensée, des savoirs et savoirs-faire des uns et des autres permet de construire l’identité du designer en herbe. De Jean Prouvé à Stark en passant par Roger Talon, des “cultures” du métier et de véritables spécialités se dégagent, sans oublier évidemment d’un art de la forme qui se travaille tout au long de la vie.

Épilogue

Adrien Payet nous aidait à conclure notre discussion avec malice : le design n’est pas une méthode, mais il n’empêche que nous faisons les choses avec méthode. Cela devrait aller de soi, mais insistons : lorsque nous recevons un sujet, il ne s’agit pas pour nous de faire n’importe quoi, de suivre systématiquement nos premières intuitions. Nous faisons les choses avec méthode. Si nous sommes adeptes des peintures mescaliniennes d’Henri Michaux — ou plus sagement du dessin à main levée — et aimons nous aventurer dans l’inconnu sans précaution, nous comprenons la complexité des sujets de nos clients, et la difficulté qui peut être la leur de concilier une nécessaire prise de risque avec des besoins de garantie. Et c’est tant mieux : les contraintes nous rendent créatifs… mais c’était l’objet d’un article passé, arrêtons-nous là.

Un article publié à l’origine sur le blog de User Studio : user.io/future/le-design-peut-il-etre-reduit-a-une-methode.

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