Le poids d’une création

Matthieu Savary
6 min readApr 5, 2024

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Pour l’édition du premier trimestre 2015 du magazine Influencia nous étions invités à publier une tribune sur le Design. Ça nous correspondait pas mal, comme sujet, non ? Nous l’avons axée sur les questions de responsabilité du designer, du sens des formes, du rapport entre l’idée et la réalité, du regard critique essentiel à adopter dans notre métier… Autant de “méta” sujets du design qui nous passionnent.

(illustrations de Juliette Léveillé pour Influencia)

Le design, comme l’architecture, comme l’art, ne se résume évidemment pas à des choix de formes, matières et couleurs, que l’on sélectionnerait pour que “ça marche bien”, pour que “ça fasse beau”. Le design, comme l’architecture, comme l’art, ne se pratique bien qu’avec conviction, en conscience totale des tenants et aboutissants des références formelles et conceptuelles employées, des origines des matériaux, des conséquences sociales et environnementales issues de la production d’un objet.

Réflexion et arbitrages

En effet un designer doit par exemple assumer de porter une lourde responsabilité lorsqu’il décide que la chaise qu’il dessine sera réalisée à l’aide d’une résine dont l’impact environnemental est catastrophique pour la santé des riverains de l’usine qui la produit. Qu’il existe de bonnes raisons pour faire ce choix — coût de revient, poids de la structure ou encore prouesse technologique… — il s’agit toujours d’un arbitrage entre des contraintes, des désirs, des valeurs.

Cette logique se retrouve à toutes les échelles, dans tous les champs où les designers s’expriment. Par exemple dans la conception d’une affiche, où le simple emploi de la police typographique DIN Engschrift sur des titres en capitales renvoie à la charte graphique du Centre Georges Pompidou et place immédiatement la nouvelle affiche au niveau de la communication de cette institution. Un choix qui n’est évidemment pas sans conséquences dans la perception de l’affiche par ses destinataires, même s’ils ne sont pas nécessairement conscients de ce qui est à l’œuvre sous leurs yeux parce qu’ils ne maîtrisent pas cette référence graphique.

Existe-t-il un design de référence ?

Afin de mieux cerner la question, décortiquons les valeurs qui régissent le design d’un objet culte de notre époque : l’iPhone de la firme américaine Apple. Les fameuses petites machines de la société Apple constituent en effet aujourd’hui parmi les références formelles et conceptuelles les plus exploitées par les designers à travers le Monde, qu’il s’agisse d’ailleurs du produit tangible — le smartphone que l’on a dans la main — comme de son interface graphique.

Mais, par référence, de quoi parle-t-on précisément ? Concentrons-nous sur le smartphone : son capotage absolument hermétique, l’impression radicale de produit fini, sans joints ni vis, son aspect de surface parfait, ses lignes sûres et franches, raides, mais sages et douces. Un ensemble de caractéristiques qui se prolonge par un packaging immaculé. Ces marqueurs traversent toute la gamme de produits du fabriquant. Une superbe réussite d’un point de vue cohérence, mise en œuvre par une équipe de designers hors pair. Aucun doute n’est permis. Des caractéristiques qui méritent cependant qu’on les interroge, avant de les reprendre à tors et à travers, trop souvent inconsciemment.

Une forme idéale ?

En effet sont-elles si essentielles qu’elles permettent d’atteindre la quintessence de chacun des objets que l’on dessine aujourd’hui et à l’avenir, en les appliquant correctement ? Le résultat idéal ? Pour tous ? Dans toutes les situations ? Les valeurs qui se cachent derrière sont-elles issues d’une logique historique ? S’agit-il d’un mouvement industriel et culturel inexorable ? Du sens de l’Histoire ?

La dichotomie idées/réalité

Designers, que nous nous référions aux valeurs de cette marque ou d’une autre, ou que nous définissions nos propres règles, nous sommes amenés à prendre position. Dans le cas contraire nous tombons systématiquement dans une logique de recettes formelles et conceptuelles dont notre intégrité est la première victime. Nous l’évoquions, les produits d’Apple colportent une vision nette, immuable, sage d’un Monde dans lequel tous les atomes sont bien alignés, et rien ne dépasse.

Un Monde cerné et contrôlé par une ingénierie nanométrique

Un Monde cerné et contrôlé par une ingénierie nanométrique, soutenue par une communication sûre d’elle et une identité de marque immaculée. En somme ces produits aspirent à représenter la traduction directe des idées émises par leurs designers. Et ils le font d’une manière parfaite, si parfaite que l’on est en droit de se demander s’il est possible que leurs destinataires — c’est-à-dire nous, qui les désirons, les achetons, les utilisons, les chérissons — tombent dans le panneau. Qu’ils y croient. Qu’ils s’y habituent. Oui, une idée pourrait prendre forme à force de travail et d’attention dans ce bas Monde d’infinies nuances et imperfections. L’allégorie platonicienne de la caverne pourrait être dépassée. Des hommes seraient en mesure d’atteindre la vérité, de livrer un travail de l’ordre du divin…

Ces appareils sont faits des mêmes atomes […] ils se déglinguent

Heureusement, et c’est plutôt rassurant, ces appareils sont faits des mêmes atomes que nous autres les humains, que les arbres qui servent à fabriquer nos meubles, que les roches qui servent à fabriquer nos voitures. Nous en voulons pour preuve que les fameux iPhones tombent en panne parce que leurs formidables circuits imprimés chauffent et se déforment, que leurs batteries de haute capacité s’usent parce que leurs composantes chimiques s’épuisent, que malgré l’impression qu’ils nous donnent et tout le soin que nous leur apportons afin qu’ils demeurent parfaits, ils se déglinguent.

Un indispensable regard critique

Une fois ce constat admis, il est sûrement intéressant de s’interroger sur l’opportunité des valeurs soutenues par le produit et sa marque. Honnêtement, qu’en pensons-nous ? Nous ne sommes pas dupes, mais nous sommes admiratifs. Pour développer leur marque, pour tirer le marché vers le haut, ils font probablement le bon pari. Oui, ils bercent leurs clients en les aveuglant au point de donner à certains l’impression qu’ils font l’acquisition d’une machine affranchie des règles de la Nature. Mais c’est aussi une machine qui rend de très nombreux services tout en proposant une expérience exceptionnelle. Et à vrai dire peu importe dans le cadre de cet article. L’essentiel est ailleurs. L’essentiel réside dans la clairvoyance des designers vis-à-vis des valeurs qu’ils défendent au travers des objets qu’ils conçoivent.

Remettre en question les modèles, adopter un regard critique

C’est là que nous voulons en venir. Notre métier a pour vocation de créer des objets, des interfaces, des espaces qui seront utilisés par le plus grand nombre. De la même manière que le journaliste de télévision prend une responsabilité considérable lorsqu’il choisit les images et l’angle sous lequel il va les présenter, de la même manière qu’il fait nécessairement passer ses valeurs et son point de vue et qu’il a le devoir d’en être conscient, nous avons le devoir d’être conscients de ce que nous transmettons, de manière subliminale ou non, à travers les objets que nous concevons, au travers de leurs formes, de leurs couleurs, de leurs logiques… Lorsque nous nous déplaçons dans les écoles d’art afin de parler de notre travail et du design en général, nous appelons les élèves à remettre en question les modèles qui président au design des objets, des interfaces, des espaces dans et avec lesquels ils vivent. Remettre en question les modèles, adopter un regard critique, c’est la première vertu à observer pour un professionnel dont le travail peut avoir un impact considérable sur les autres.

Un article initialement publié dans l’édition du premier trimestre 2015 du magazine Influencia

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Written by Matthieu Savary

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