Le ROI du design (de services) ?

Chers lecteurs rassurez-vous, il ne s’agit pas ici de révéler l’identité du roi du design. D’ailleurs chacun le sait bien, le roi du design, c’est… C’est qui d’ailleurs ? Non, il s’agit plutôt de parler de R.O.I., c’est-à-dire de Return On Investment en bon français.

Matthieu Savary
12 min readNov 29, 2018
illustration de Denis Pellerin

À plusieurs reprises ces derniers mois vous nous interpeliez en effet à propos du “retour sur investissement” du design (de services). Voire même à propos de la “valeur ajoutée” du travail de nos designers. Une certaine défiance vis-à-vis du design et des designers — parce que la discipline est mise en avant ces temps-ci — n’est certainement pas à exclure. Et tout simplement le flou des contours d’une discipline relativement jeune est forcément suspect au pays de Descartes.

R.O.I. ?

Pour commencer, jetons un œil à ce que Wikipédia nous apprend : le retour sur investissement c’est très rationnel. C’est d’ailleurs tellement rationnel, que c’est un ratio. Ça se mesure en pourcentages, et ça représente “le montant d’argent gagné ou perdu par rapport à la somme initialement investie dans un investissement”.

Malgré cette définition précise, pas simple pour nous de trancher vis-à-vis de l’attitude à adopter à propos du design : on donne un chiffre ? On dit 800% ou 1000% ? On raconte comment l’iPhone sous iOS a instantanément détrôné les smartphones Nokia sous Symbian en matière de désir et de usability dès son apparition ?On explique que personne n’aimerait s’asseoir pendant deux heures sur un fauteuil de cinéma en béton brut ?!

Nous comprenons cependant parfaitement l’interrogation : il s’agit le plus souvent de justifier des budgets auprès d’une hiérarchie attentive à la maîtrise des dépenses. Mais comprenez notre dénuement : personne ne demande à l’architecte le retour sur l’investissement dans sa prestation, parce que personne ne veut habiter dans une maison mal pensée, travailler dans un immeuble sans accès, se rendre dans une gare sans quais. Personne ne remet en question la valeur ajoutée du travail du boulanger dans la baguette de pain — parce que s’il existe une chose avec laquelle on ne blague pas dans ce pays c’est bien la qualité de la baguette. Sans parler de cette manière de tenter de tout égaliser, de tout niveler par le chiffre qui est particulièrement déconcertante lorsque l’on pratique une activité dont l’objet est tout inverse : humaniser les relations entre des utilisateurs et des machines, entre des utilisateurs et des services, entre utilisateurs et fournisseurs de services. Et pour parler chiffres, transformer les chiffres en formes intelligibles et désirables, les données en informations.

On frôle même la vexation lorsqu’il s’agit de parler de notre valeur ajoutée vis-à-vis de consultants ou développeurs qui, pour certains peu scrupuleux, débordent allègrement sur nos plates-bandes au motif que nos outils habituels semblent faciles et amusants à acquérir et qu’ils pensent avoir fait le tour de notre métier une fois qu’ils savent ouvrir Illustrator. En effet, se dit-on chez les designers, les nombreuses années d’études en design et sciences humaines que nous avons derrière nous et les références tant visuelles que conceptuelles que nous nous efforçons de mettre en avant sur nos canaux de communication devraient suffire à “faire le job” pour nous démarquer et inspirer le respect. C’est en réalité une idée de nous-mêmes bien romantique, et pour tout dire bien naïve. De la même manière que des énarques se permettent de dessiner des quartiers entiers sans l’aide d’urbanistes et architectes ou que des néophytes se proclament sushi masters au bout de quelques cours suivis sur internet, on ne peut éviter l’irruption intempestive de technocrates voire d’imposteurs dans nos sphères de compétence. Et au fond tant mieux, profitons-en pour mieux faire toucher du doigt la valeur de notre travail.

Cet article ne saurait être exhaustif, mais voici quelques éléments de réponse qui, nous l’espérons, sauront atténuer le doute (et parfois la défiance) quant aux bénéfices issus de notre travail :
• Des éléments de comparaison
• Des manières de pratiquer variées, mais un tronc commun
• Le désir, le sens, moteurs de notre humanité
• Des bénéfices à de multiples échelles
• Une étude référence anglo-saxonne

Des éléments de comparaison

Cuisine

Poursuivons nos comparaisons, avec un sujet qui saura rassembler. Pour un restaurateur il existe d’innombrables recettes répertoriées de coquilles Saint-Jacques : en sauces diverses et variées, à la vapeur, poêlées, en tartare, en sashimi, en carpaccio, en salade, crues, en marinade… sans parler de tous les accompagnements, les vins et autres condiments que l’on peut associer. Sans parler non plus de l’influence du plat précédent. Sans parler encore de l’influence de la vaisselle dans laquelle les coquilles Saint-Jacques sont dégustées, ni du lieu dans lequel elles sont consommées. En somme, le travail du chef cuisinier, quand il ne s’agit pas carrément de créer une nouvelle recette, est un travail d’assemblage particulièrement fin qui s’articule dans le temps, dans l’espace et sur les papilles. La “valeur ajoutée” — si l’on ose dire — du chef dans la réalisation d’un repas est complètement impossible à mesurer tant elle est riche.

Le travail de design mené par le designer est d’une nature et d’une richesse équivalente, même si naturellement le designer s’attache à traiter de nombreuses autres expériences que celle du repas — et d’ailleurs celle du repas aussi ! La vaisselle, le mobilier et même l’espace font partie de son escarcelle, et il n’est pas rare que designers et chefs collaborent, comme par exemple dans la relation établie entre Bruno Moretti et Guy Savoy.

Architecture, Urbanisme

Sans entrer dans le détail de ces autres bases de comparaison, on comprend aisément que le parallèle peut se réaliser avec l’architecture ou l’urbanisme. Dans chacun de ces domaines la démarche de conception qui interroge le projet, qui questionne la profondeur du cahier des charges et s’intéresse aux désirs, us et coutumes des humains auxquels le projet s’adresse, permet de dépasser le nécessaire mais non suffisant travail d’ergonomie, d’ingénierie, de gestion de flux. Oui, même pour le viaduc de Millau : dans cette performance architecturale, le rapport légèreté/performance de l’édifice tiennent tant à la qualité du travail de structure qu’à la recherche de l’élégance. Et devant quoi nous émerveillerions-nous, sans élégance ?

Des manières de pratiquer variées, un tronc commun

Le Design Council (Royaume-Uni), dans son effort de diffusion de la bonne parole, écrit dans son rapport Designing a Future Economy :

“Designers […] have always drawn on a range of different skills, tools and technologies to deliver new ideas, goods and services. This is what makes design unique, and is how it makes products, services and systems more useful, usable and desirable in advanced economies around the world.”

Il existe en effet de bien nombreuses manières de pratiquer le design : presque autant que de designers, de studios ou d’agences. Ce qui contribue d’ailleurs à la richesse du métier, et complique de manière inversement proportionnelle la compréhension et l’achat de prestations de design. Comment s’y retrouver dans la diversité des profils, des offres, entre une agence digitale spécialisée dans le e-commerce et un designer freelance qui réalise le dessin de pièces numérotées pour l’ameublement ? C’est une question bien légitime que celle de savoir si le retour sur l’investissement consenti pour engager des designers va être à la hauteur, ce que l’on peut attendre d’une prestation de design, alors que la variété du “rendu” est immense.

À peine notre équipe créée, conscients de l’existence de ces difficultés de représentation commune du métier, nous faisions justement l’effort de mettre sur pieds une ressource collaborative autour de la spécialité que nous avons développée en France : DesigndeServices.org. Cependant nous rappelons toujours qu’un tronc commun existe, enseigné dans les écoles dignes de ce nom, qui traverse toutes les problématiques du design et nous a inspiré cette définition du design de services, facilement généralisable au design tout court :

Le design […] c’est rendre plus humaine, plus smart et plus belle une expérience […] qui n’a pas ou peu de sens pour ses destinataires. C’est une démarche tant intellectuelle que tangible, tant déductive que sensible. Faire du design […] c’est maintenir un équilibre perpétuel entre une capacité de vision stratégique et des savoirs-faire créatifs et techniques de pointe.

En clair, si vous avez besoin de concevoir une expérience pour des humains, pétris de désir et motivés par le bien-être et la simplification de leur quotidien (presque nous tous en fait, non ?!), vérifiez que les designers que vous engagez possèdent les références, la vision et les capacités créatives et techniques pour vous accompagner jusqu’au bout de votre ambition. Le cas échéant votre retour sur investissement sera colossal. Parce qu’en se concentrant sur les leviers qui feront de l’expérience un succès auprès des usagers ou utilisateurs, les designers créeront l’engagement, l’adhésion de longue durée dont vous rêvez.

Le désir, le sens, moteurs de notre humanité… et du design

Justement, investiguons de ces leviers de succès.
Pour tous les designers et pour les designers de services en particulier, malgré les tempêtes de post-its et autres ateliers de froissement de paperboards que l’on aperçoit régulièrement dans l’imagerie qui accompagne le métier, la question du désir créé est au moins aussi centrale qu’elle ne l’est pour le chef cuisinier. Nous insistons sur le “au moins” car l’incarnation d’un service est d’une rare complexité tant elle peut être protéiforme, abstraite, et il faut redoubler d’efforts pour toucher dans leur chair les gens auxquels l’on s’adresse, les faire sourire, les engager.

Toucher, faire sourire, engager, nous ne choisissons pas ces mots de manière emphatique, mais parce qu’ils représentent les leviers fondamentaux de succès d’un projet auprès de potentiels clients. Des mots qui convoquent le désir, ce moteur, cette “essence de l’homme” selon Spinoza, cette humanité qui nous donne le goût d’avancer. Ça tombe bien : si tout le monde s’accorde depuis longtemps sur l’une des composantes du métier de designer, c’est bien celle de faire de “belles choses”, de susciter le désir. Convoquer le design c’est se donner les moyens de réaliser cette aspiration universelle. À quel meilleur endroit se placer si l’on souhaite le succès pour son projet ?

N’oublions cependant pas d’y adjoindre la notion de sens, qui participe de notre définition du domaine. La quête de sens est au cœur des préoccupations de nos sociétés post-industrielles, au cœur des aspirations de la jeunesse. Et, nous l’affirmons parce nous y croyons chez User Studio, elle est consubstantielle au métier de designer. Sans sens à donner aux choses que l’on crée, il y a fort à parier que ces choses ne rencontrent pas de public. Certains mettront l’accent sur l’élégance, d’autres sur la valeur en matière de progrès social, d’autres encore sur l’émergence d’un modèle plus intelligent, réutilisable… Répondre à l’une ou l’autres de ces aspirations donnera son sens au produit, et garantira un certain succès.

Ne nous laissons ainsi pas berner par les discours qui parlent de méthodes ou “approches design”, ou “approches centrées utilisateurs” sans expliquer ce que ces expressions doivent véritablement porter : le propre d’une approche centrée utilisateur devrait être de se préoccuper du désir des humains, de donner du sens à leurs actions quotidiennes (avant même de parler de leurs éventuels besoins, de leurs éventuels problèmes).

Des bénéfices à de multiples échelles

Une fois dessinés les contours “philosophiques” de ce que l’on peut attendre de notre discipline, revenons à la définition du R.O.I. : on réalise que l’objet est tellement rationnel qu’il peut devenir compliqué de le calculer rigoureusement lorsque l’on considère une activité aussi protéiforme que le design comme nous pouvions la décrire précédemment.

Il reste cependant que certains bénéfices peuvent être évalués à différents degrés, selon les projets :
• des bénéfices économiques à très court terme, facilement calculables, tels que de moindres dépenses d’entretien pour une machine-outil mieux pensée
• des bénéfices à moyen terme relativement faciles à calculer avec une augmentation des ventes d’un produit manifestement plus désirable d’auparavant sur un même marché
• des bénéfices à long terme en matière d’image de marque, nettement plus compliqués à calculer
• des bénéfices collatéraux tels que la transformation d’une organisation, presque impossibles à évaluer financièrement

Investiguons certains d’entre eux.

Transformation

Engagé par et dans les grandes organisations, le design fait bénéficier l’équipe qui le sollicite de ses vertus transformatrices : lors de leur intervention sur un projet, en provoquant ateliers, participation et en rendant visible leur processus créatif, les designers œuvrent tant pour le projet que pour la transformation de l’organisation elle-même. En effet, des parties prenantes internes aux organisations qui, habituellement, ne prennent pas le temps de se parler, de travailler ensemble, s’affrontent même parfois sur le plan politique en interne, se retrouvent alors à partager un objectif commun, doivent adhérer à une vision commune.

Sans être le cœur de leur mission — chez User Studio nous sommes très attentifs en la matière, nous ne nous transformons jamais nous-mêmes en “consultants en transformation des organisations” — cet effet collatéral peut se révéler particulièrement positif. Un retour sur investissement collatéral, en somme.

Réduction des coûts

De la même manière, il existe une corrélation directe entre le design et d’innombrables postes d’économie. Exemple classique en la matière pour nous autres designers de services, le dessin d’une meilleure plate-forme interactive qui rend plus accessibles des informations et limite ainsi le nombre d’appels au service client. Dans cette veine nous prenons souvent pour exemple le cas d’Energie-Info.fr, site public d’information sur la concurrence dans le domaine de l’énergie sur lequel nous avons travaillé et dont la refonte a permis de réduire drastiquement le nombre d’appels à l’assistance téléphonique en rendant rassurante, intelligente et désirable l’accès à l’information. Et a incidemment permis aux opérateurs de se consacrer plus sereinement aux cas plus complexes, améliorant ainsi la perception du service par ces derniers, et leurs propres conditions de travail.

Ou encore, dans le design d’applications mobiles, l’investissement en temps dans la réduction des fonctionnalités souhaitées et souhaitables est facilement remboursé au quintuple quand il s’agit d’en réaliser le développement : less (functions) is more (money in your pocket) !

Autant de retours sur investissement issus du design, sonnants et trébuchants.

Retour social sur investissement

Dans le design produit, l’emploi d’une moindre épaisseur de plastique que l’on aura mieux structuré pour la réalisation de bouteilles d’eau (oui, c’est pour cela que les bouteilles ne sont pas lisses mais parcourues de nervures variées) permet d’économiser des quantités industrielles de matière.

Dans le design d’un service de poubelles connectées pour Green Creative, la création de rapports de remplissage pour informer de la nécessité de relever ou nous le contenu permet d’économiser du temps de travail inutile, des frais de déplacement, de la pollution.

Ainsi le design d’un service permet aussi d’améliorer le confort des personnes qui le délivrent, en s’adaptant à eux d’un point de vue ergonomique, en leur permettant de concentrer leurs efforts sur des tâches intelligentes et valorisantes, en participant à leur bien-être.

Ces impacts écologiques et sociaux représentent une valeur inestimable dans le renforcement de la durabilité du modèle d’une organisation. Des gens qui se sentent bien, engagés dans un dispositif qui respecte l’environnement, c’est du progrès. Un peu comme pour toutes les notions difficiles à quantifier, les financiers évitent d’intégrer ces notions dans le calcul du traditionnel R.O.I… pourtant le retour social sur investissement représente l’une des valeurs montantes de l’entreprise du 21ème siècle, dans un futur (du travail) désirable.

Des bénéfices dans la durée

Nous en parlions plus tôt : l’engagement, l’adhésion, l’émotion engendrés par le travail des designers possèdent un pouvoir d’attraction immense sur les usagers ou utilisateurs d’un produit, d’un service. Ils créent ainsi un attachement presque sans faille et sans borne dans le temps (ex: iPhone).

En s’insérant ainsi dans la vie de ses destinataires, le produit ou service “bien designé” remplit son office de la meilleure des manières, c’est-à-dire d’une manière intelligente et belle. Il lui fait gagner du temps quand c’est une voiture, le met en relation avec ceux qu’il aime quand c’est un téléphone, lui fait partager un bon moment avec ces derniers quand c’est un canapé, lui permet de mieux comprendre ses dépenses et de se sentir en confiance lorsque c’est un outil de suivi de ses comptes bancaires. Et bien, bien plus encore.

En somme, les designers, quand on leur donne la possibilité d’exercer dans de bonnes conditions, réalisent un travail dont la valeur est perçue de manière exponentielle par les usagers ou utilisateurs en comparaison avec l’investissement consenti. Et les bénéfices en matière d’image de marque sont incalculables.

Une étude référence anglo-saxonne et une étude connexe

L’une des références en matière de recherche sur le sujet est le très sérieux Design Council au Royaume-Uni. Je citais plus haut la dernière référence en matière d’étude d’impact du design dans l’économie du pays : Designing a Future Economy. So British. Quelques chiffres issus de notre lecture :
• les professionnels qui possèdent des skills de design contribuent à hauteur de 209 milliards de livres à l’économie
• les professionnels qui emploient des skills de design dans leur travail sont 47% plus productifs que la moyenne (+10£/heure)
• 43% des professionnels du design sont impliqués dans des jobs liés à l’innovation, contre 6% pour les autres

En outre Matthew, notre référence française du design de services bien à nous, nous indiquait le résultat d’une étude réalisée par McKinsey, très poussée en matière de chiffres, qui a le mérite de vérifier la valeur sonnante et trébuchante du design pour les entreprises — même s’il dérape un peu en définissant un indicateur (McKinsey Design Index) qui sert commercialement la vision très teintée “consulting” du design de ses auteurs. Un document également repéré par la vigie et tête pensante du métier en France, Benoît Drouillat de Designers interactifs. On le partage aussi ici, mais en petit.

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Written by Matthieu Savary

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