Qu’est-ce que le design de service(s) ?

Matthieu Savary
11 min readMar 30, 2024

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(illustrations de Gabrielle Heynen)

Dans notre série sur les fondamentaux du métier vu par celles et ceux qui le pratiquent, après avoir dit ce que ce n’est pas, après avoir réfléchi à son retour sur investissement, après avoir souligné ce qu’il faut pour en faire, venons-en au fait : qu’est-ce que le design de services ?

Nous sommes une maison de praticien·ne·s du design de services. À ce titre, loin de nous l’idée de nous aventurer dans une longue et théorique définition de cette activité. Activité qui hérite d’ailleurs pour l’essentiel d’un champ de l’activité humaine ancré si loin dans l’histoire de notre ingénieuse, créative et sensible espèce : le design. Commençons par là.

Qu’est-ce que le design (tout court) ?

Posons l’essentiel ici, même si nous pourrons y revenir dans un prochain article.

Le design, c’est l’art de donner forme, et en particulier de donner la forme juste.

De manière succincte et du point de vue des quelques praticiens que nous sommes : le design, c’est l’art de donner forme, et en particulier de donner la bonne forme, la forme juste. La juste forme d’un téléphone, la juste forme d’une salle d’attente, la juste forme d’une application mobile, la juste forme d’un outil forgé, la juste forme de caractères typographiques, la juste forme d’une relation entre un opérateur et ses usagers… la forme juste, quelle que soit la matérialité de l’objet considéré.

La bonne forme et c’est tout ?

En somme, oui, la forme qui correspond au contexte et aux gens qui se trouvent dans ce contexte. La forme adéquate de l’ascenseur de l’aéroport ou de celui de l’hôpital, de la cuillère des enfants à la crèche ou de celle des astronautes de la station spatiale internationale, des écrans de l’application qui permet de réserver une place de train depuis une borne dans une gare bondée…

La forme que l’on apprécie regarder, que l’on désire, qui parle à notre sensibilité… ou au contraire qui repousse, si tel est son rôle

La forme qui va bien à l’instant t pour le public visé, dans le lieu considéré, qui utilise avec justesse les technologies disponibles, qui prend appui sur la culture, les réflexes et l’état psychologique du public auquel l’objet s’adresse. La forme qui plaît, que l’on apprécie regarder, toucher, celle que l’on désire, qui parle à notre sensibilité… ou au contraire qui fait peur, qui repousse, si tel est son rôle (c’est plus rare !). La forme juste.

Une seule forme juste ?

En réalité, et on aime le rappeler, pour chaque question de design posée il existe certainement plusieurs propositions de formes possibles plutôt qu’une solution unique : mais in fine, dans l’immense majorité des cas, il faut en choisir une.

Et donc le design de service(s)…

Le design de service(s), ce n’est pas autre chose : l’art de créer la juste forme d’un service, dans toutes ses (im-)matérialités. C’est une approche tant intellectuelle que tangible, tant déductive que sensible.

Une dose d’immatérialité

Immatérialité ? Oui, parce que ce qui incarne un service c’est bien sûr des points de contacts tangibles (ex: la borne du Vélib, le vélo, l’application mobile) mais c’est aussi beaucoup de relationnel et beaucoup d’intangibles : la manière de répondre au téléphone pour les opérateurs de l’assistance par exemple. Ou encore le déroulement des différentes étapes dans le temps et l’espace lorsque l’on va au cinéma (choix du film, réservation des places, récupération des billets, popcorn, toilettes, film, sortie… on parle typiquement de parcours utilisateur, qui correspond peu ou prou au parcours client typique du marketing produit).

on parle […] de parcours utilisateur, qui correspond peu ou prou au parcours client

D’ailleurs comme le rappelle l’excellent article d’André Boyer et Ayoub Nefzi, la notion de service a été notamment caractérisée par Pierre Eiglier et Eric Langeard en 1987 comme un objet largement intangible : « une expérience temporelle vécue par le client lors de l’interaction de celui-ci avec le personnel de l’entreprise ou un support matériel et technique ».

Une forte dose de culture, de sensibilité, d’humanité

Quelle que soit l’(im)matérialité des objets designés, la sensibilité, la richesse et les influences culturelles des designers qui les designent comptent au plus haut point dans l’adoption et la désirabilité du service créé.

la sensibilité, la richesse et les influences culturelles des designers comptent au plus haut point dans […] la désirabilité du service

Comme dans ce qu’on nomme le design industriel ou le design d’interfaces digitales, la manière de créer les concepts et de donner forme aux services ne se déduit pas au travers de la résolution d’équations. C’est une activité particulièrement humaine.

Une dose de multidimensionnalité et de non standardisation

Boyer et Nefzi complètent d’ailleurs cette caractéristique d’intangibilité en insistant sur des caractéristiques que nous autres designers de services adorons traiter, et qui ouvrent des perspectives particulièrement riches pour les marques qui vendent du service :

  • la multi-dimensionnalité (et notamment la dimension relationnelle),
  • la simultanéité de la réalisation (~production) du service par celui qui le fournit et de sa consommation par le bénéficiaire (il faut être là pour bénéficier d’un service : il n’existe pas sans utilisateur !),
  • sa non standardisation (~hétérogénéité) dictée par la situation, le temps, l’espace, la culture et la sensibilité des individus, évidemment différents à chaque fois. Une activité infiniment plus relativiste que déductive, en somme.

la situation, le temps, l’espace, la culture et la sensibilité des individus, évidemment différents à chaque fois

La non standardisation est un sujet particulièrement amusant à travailler pour des designers : là où la production personnalisée de produits industriels en fonction des désirs et contraintes d’un·e utilisateur·trice reste souvent un rêve difficile à mettre en œuvre, c’est quasiment la règle dans les services. Cette caractéristique ouvre des perspectives créatives infinies. Sans parler de la multi-dimensionnalité qui offre des terrains de jeux extrêmement variés. Et c’est justement en faisant levier de la créativité des designers que l’on peut travailler finement l’expérience que propose un service, sa personnalité, sa singularité.

c’est […] en faisant levier de la créativité des designers que l’on peut travailler finement l’expérience que propose un service, sa personnalité, sa singularité

Le parcours, outil phare

En toute logique, un outil somme toute assez classique dans la panoplie hétéroclite des designers ressort de ces notions de multi-dimensionnalité et d’immatérialité : le “parcours utilisateur”, ou “parcours usager”, ou “parcours client”… Bref, la représentation du déroulé de l’expérience pour les personnes concernées, dans le temps (et éventuellement dans l’espace, selon la matérialité justement).

Le parcours permet de représenter chacun des moments où le service se réalise par la rencontre de l’usager avec les points de contact, mais également de symboliser les moments où le service ne se concrétise pas mais existe pourtant.

L’exemple qui suit va tenter d’illustrer l’essentialité de cette outil.

L’exemple de l’expérience d’un trajet de Paris jusqu’à l’aéroport (et même un peu avant et un peu au delà)

Pour illustrer ce que revêt la discipline de particulièrement systémique, prenons un exemple de service — et même de plusieurs services imbriqués — dont l’expérience forme un tout : acheter un billet d’avion et nous rendre jusque dans une salle d’embarquement, à l’aéroport, depuis Paris intramuros.

Le choix de cet exemple précis n’est pas anodin : l’expérience des transports en commun et celle de l’aéroport sont toutes deux particulièrement stressantes pour les personnes qui les vivent. Il faut partir à l’heure, espérer que les transports ne seront pas perturbés, espérer n’avoir rien oublié en matière de papiers ou en matière de valises. Les valises peuvent être lourdes et encombrantes, la foule peut être compacte, les gens peu sympathiques, sans parler du passage des contrôles de sécurité… vous commencez vous-même à être stressé·e, on arrête là la liste ? Aha.

La première partie du parcours se déroule chez soi. Les points de contact du service ne manquent pas, avec entre autres :

  • 1 : acheter un billet sur le site web de la compagnie
  • 2 : s’enregistrer en ligne et obtenir un QR code que l’on imprime par précaution
  • 3 : préparer sa valise au format cabine
  • 4 : préparer son trajet sur une application mobile de recherche d’itinéraire.

Chacune de ces étapes requiert l’intervention de designers. Les trois premières peuvent simplement dépendre du même opérateur de services (typiquement la compagnie aérienne), tant la conception d’une valise au format cabine peut tout à fait être envisagée de manière spécifique. Cette approche toute intégrée présente un bel intérêt, vis-à-vis d’une approche segmentée de chaque objet à designer : elle produit une expérience sans couture, cohérente de bout en bout… désirable. C’est le propre du design de services que de réaliser de telles expériences.

C’est le propre du design de services que de réaliser des expériences sans couture, cohérentes de bout en bout… désirables !

La deuxième partie se déroule dans les transports en commun. Même constat : les points de contact du service sont légion, entre autres :

  • 5 : la signalétique « de surface », pour repérer la bouche de métro
  • 6 : la borne (interface incluse) qui permet d’acheter un billet de transport en commun
  • 7 : les valideurs
  • 8 : la signalétique d’orientation sur le réseau
  • 9 : l’information voyageur (statique ou dynamique, avec des petites loupiotes pour voir où on en est du trajet).

Sans parler bien entendu de toutes les éléments designés qui constituent le train, du sol au plafond. Et à nouveau, l’effort des opérateurs ou donneurs d’ordre dans la mobilité qui vise à harmoniser l’expérience relève du design de services dans sa plus grande largeur.

Enfin, la troisième partie se déroule à l’aéroport, avec entre autres exemples de points de contact de l’expérience globale :

  • 10 : l’ascenseur qui permet d’accéder aux divers étages à l’aide d’une valise ou d’un chariot
  • 11 : la borne qui permet de s’enregistrer à l’aide de ce fameux QR code récupéré auparavant
  • 12 : la signalétique et sa typographie qui se lit de loin, ses pictogrammes qui sont sans équivoque
  • 13 : l’interaction avec le personnel de la compagnie au moment de l’embarquement.

Moment qui signe souvent le démarrage de la relation « inter-personnelle » d’un service avec son bénéficiaire, notre dernière étape à l’aéroport est ici emblématique du démarrage de l’expérience de vol avec une compagnie aérienne. L’expérience du service a pourtant largement démarré auparavant, dès l’achat du billet. Un service bien designé réalise la jonction et raffine l’expérience globale — certaines compagnies n’hésitent d’ailleurs pas à proposer des transports en car spécialement affrétés, voire même des hôtels dédiés à leurs clients dans l’aérien, pour augmenter l’adoption et la désirabilité de leur service.

Existe-t-il une démarche canonique de design de service(s) ?

Cette question revient souvent ! Nous répondons que oui, certainement. Mais il ne s’agit pas pour autant d’une méthode. On retrouve d’ailleurs une démarche tout à fait similaire chez les designers spécialisés dans l’expérience digitale (design UX/UI), ou encore des points communs avec celle des architectes, programmistes, urbanistes qui travaillent notamment l’espace public.

4 principales phases

Pour aller plus loin mais sans que cette représentation ne soit complètement réaliste, notamment parce que les choses ne se font jamais aussi linéairement, on peut distinguer les 4 grandes phases suivantes :

  • un premier bloc d’inspiration, d’orientation, de compréhension qui a pour objet de bien saisir le contexte et de déceler des opportunités : il consiste notamment dans une recherche de services existant similaires ou inspirants (« veille », « benchmark »), ainsi que dans une recherche utilisateur (on entend aussi souvent la version anglo-saxonne de « user research ») et une découverte de l’expérience en conditions les plus proches possible du réel (« recherche terrain »)
  • un second bloc qui consiste à créer et explorer des concepts : par succession d’ateliers créatifs, de dessins de parcours, de maquettes de visions ou encore par exemple de projections conceptuelles en animations, l’objet de cette phase permet de créer le ou les concepts qu’il s’agira d’incarner par la suite
  • vient alors le moment emblématique de l’incarnation, pendant lequel on met en forme : par itérations, tests et confrontations successives à la réalité, dans les différentes matérialités considérées, il s’agit de donner forme(s) en dessinant de manière globale l’ensemble des points de contact (« touch points ») tout en prenant en compte les contraintes techniques, budgétaires
  • on sait ce qu’on va faire, mais le projet n’est pas encore fini : il faut produire l’ensemble des éléments nécessaires au déploiement et à la mise en production (selon la matérialité on parlera de « mise en place », « industrialisation », « entrée en fonction »…) du MVP.

inspiration et opportunités, création de concepts, incarnation et mise en forme, déploiement

MVP ?

Le « Minimum Viable Product » c’est la version minimum que le service doit atteindre avant son entrée en action, sur les plans expérientiels et fonctionnels bien entendu. Certain·e·s utilisent le terme de MVS, pour « Minimum Viable Service ». Il s’agit en tout cas que l’expérience et ses pré-requis en matière technologique et en terme de ressources humaines notamment soient opérationnels.

le « Minimum Viable Product » c’est la version minimum […] sur les plans expérientiels et fonctionnels

Et après ?

Souvent, à ce stade, le Minimum Viable Product est évalué en conditions réelles pendant une période dont la durée dépend principalement de son degré d’avancement. Le projet vit, le test grandeur nature avance et donne lieu à des amendements, des découvertes d’opportunités inattendues. Des phases d’innovation incrémentale et tout simplement d’améliorations successives peuvent alors se mettre en œuvre.

Pourquoi les organisations investissent-elles dans un tel effort ?

Il y a de nombreuses raisons, qui sont contextuelles à chaque situation. En voici quelques-unes :

Pour l’entreprise opératrice d’un réseau de métro, ces interventions contribuent à la bonne gestion des flux, la qualité perçue de l’accueil qui sera fait aux voyageurs, la mise en accessibilité du réseau pour le plus grand nombre, ou encore la capacité à se rendre acceptable, voire préférable au regard des alternatives permettant de faire le même trajet.

Les agents du métro quant à eux y verront un environnement de travail plus agréable, plus valorisant, renforçant leur adhésion au projet de l’entreprise.

Enfin, l’acteur public qui accueille le métro sur son territoire appréciera l’attractivité créée par cette infrastructure à l’expérience remarquable. Un peu comme la notoriété dont bénéficient certains restaurants, qui conjuguent à merveille plats raffinés, fin décor et service soigné. Soit la définition même du retour sur investissement du design de service(s).

Vous voulez en savoir plus ?

Un article publié à l’origine sur le blog de User Studio : user.io/future/qu-est-ce-que-le-design-de-service.

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Written by Matthieu Savary

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